S. Farré: La Suisse et l’Espagne de Franco

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Titel
La Suisse et l’Espagne de Franco. De la guerre civile à la mort du dictateur (1936–1975)


Autor(en)
Farré, Sébastien
Erschienen
Lausanne 2006: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
486 p.
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Pierre Jeanneret

Dans son Introduction (où il se plie aux lois tacites qui régissent les travaux de doctorat), l’auteur définit avec clarté sa démarche et les enjeux de son travail. Celui-ci s’inscrit dans la dynamique d’une double vague de publications, suscitées d’un côté en Suisse par la problématique de nos rapports avec l’Espagne pendant les années 30, de l’autre par le «réveil» de l’historiographie espagnole, après une période d’amnésie provisoire peut-être nécessaire à l’instauration sans crise majeure de la démocratie. L’originalité de la thèse de S. Farré sera d’une part d’utiliser abondamment les sources espagnoles, d’autre part d’élargir le champ de la recherche à la période, encore peu défrichée, allant de la fin de la guerre civile à la mort du caudillo. Judicieusement, il adoptera (à l’exception de deux chapitres thématiques consacrés aux différentes formes de l’exil en Suisse) une démarche chronologique: l’évolution interne du régime, elle-même subordonnée aux profonds changements des rapports de force internationaux et aux pressions sur l’Espagne qu’ils ont induites, l’y invitait. Il consacrera une place importante à l’étude des relations économiques, quand bien même les enjeux financiers et commerciaux se révéleront finalement secondaires par rapport aux enjeux politiques, du moins jusqu’aux années 50, celles de la rapide croissance ibérique.

Artificiellement, et pour la bonne intelligence de ce compte rendu, distinguons les domaines traités. Les relations économiques hispano-helvétiques d’abord. Dans un utile chapitre de synthèse où il parcourt cinq siècles (du XVIe à 1936), S. Farré démontre la place ténue occupée par l’Espagne, hormis la parenthèse de 1914–18. Toute la période 1936–1975 s’est caractérisée – pour les milieux économiques suisses aux sympathies pro-nationalistes pourtant affirmées mais soucieux de ménager surtout leurs intérêts dans les deux zones – par un grand opportunisme. Ainsi Oerlikon n’hésitera pas à vendre à la République ses fameux canons antiaériens, via le Mexique, tandis que l’Espagne franquiste sera un débouché important pour l’industrie militaire suisse après 1945. Mais, répétons-le avec l’auteur, «le marché espagnol ne représentait aucune priorité essentielle pour l’industrie suisse», c’est «la dimension politique et diplomatique» qui l’emportait (p. 78). L’interaction entre les deux domaines existait pourtant bel et bien: «le gouvernement national espagnol extrêmement sensible et sentimental étant décidé à cataloguer ses amis dans l’ordre chronologique de leur manifestation d’adhésion […] la Suisse pourrait s’assurer une part privilégiée vis-à-vis d’autres Etats du même ordre, en se rangeant aux côtés des pays qui seront servis les premiers» (p. 161), comme l’écrivait crûment au DPF Eugène Broye, le représentant suisse auprès des autorités franquistes. Pour toute la période postérieure à la victoire nationaliste du 1er avril 1939, S. Farré dégage la dépendance des rapports économiques Suisse–Espagne envers la conjoncture politique, économique et militaire internationale: sujétion de l’Espagne à l’Allemagne jusqu’en 1942, sa mise à l’index par les vainqueurs de 1945, enfin son intégration au bloc occidental (Plan Marshall, bases américaines, entrée du pays à l’ONU et dans les institutions européennes). D’où l’extrême prudence dont le Conseil fédéral comme les milieux économiques ont dû faire preuve pour s’adapter aux aléas de la situation mondiale. Le «miracle économique» espagnol a amené un fort développement des relations financières, industrielles et commerciales (triplement des exportations suisses de 1950 à 1958), que l’auteur analyse avec précision, dans des pages très techniques où il démontre sa maîtrise des concepts utilisés. A propos des travailleurs espagnols en Suisse (plus de 100 000 dans les années 60), signalons une source trop oubliée aujourd’hui, que l’auteur pourra intégrer à sa riche bibliographie: l’intéressante enquête J’ai quitté l’Espagne… Les prolétaires du Marché commun, publiée en 1963 par La Cité: Editeur à Lausanne. S. Farré montre avec raison qu’on ne peut dissocier l’émigration espagnole du renouveau de l’antifranquisme, ce que corrobore la brochure que nous venons de citer. On peut regretter toutefois que l’auteur passe un peu rapidement sur les effets du tourisme de masse en Espagne: dans quelle mesure celui-ci a-t-il consolidé le régime ou au contraire favorisé le vaste mouvement de contestation? Cette question devra encore être analysée.

Nous sommes passés de l’économique au politique. Pendant toute la guerre civile, c’est la dimension internationale et idéologique qui prend la première place. Bien que l’auteur ne se départisse jamais d’un ton distancé, sa critique des autorités suisses de l’époque et de leur singulière mansuétude envers le franquisme est implicite. Leurs sympathies pro-nationalistes, motivées par un antibolchevisme viscéral, se sont traduites et dans le discours et dans les actes. Certes, ce n’est pas là un scoop historique: d’autres travaux l’avaient déjà démontré à l’envi! L’auteur met en exergue l’influence du catholique Giuseppe Motta, dont la complaisance envers le régime mussolinien est bien connue. Autre domaine déjà couvert par une abondante bibliographie: l’aide des socialistes et des communistes suisses aux Républicains, dont S. Farré opère avec clarté la synthèse. Il résume bien les ambiguïtés de la politique du PSS, très soucieux de s’intégrer dans le consensus helvétique et d’entrer enfin au Conseil fédéral, sa soumission sans combat aux mesures unilatérales et liberticides frappant le soutien à la République. On saura gré à l’auteur d’avoir parfaitement saisi l’interpénétration du conflit espagnol et des enjeux de politique intérieure suisse. Ainsi, il relève la politique habile des autorités fédérales dans le domaine humanitaire (Ayuda Suiza), ce dernier étant utilisé «comme un instrument de compensation politique» (p. 82) pour faire oublier les prises de position pro-franquistes. Cet exemple nous interpelle aujourd’hui, où «l’humanitaire» – tant étatique, voire para-militaire que celui des ONG – a pris une place considérable. Mais c’est surtout sur le plan diplomatique que la Confédération helvétique présentait un intérêt sans commune mesure avec sa taille modeste, pour les nationalistes convaincus «qu’une reconnaissance de la part d’un Etat neutre, dont les institutions démocratiques bénéficiaient d’un certain prestige, pouvait signifier une victoire percutante sur la scène internationale» (p. 123). Répondant à cette attente, la Suisse se montrera singulièrement empressée à reconnaître le nouveau régime issu du putsch. Nous suivons aussi l’auteur lorsqu’il montre une analogie entre les situations respectives de la Suisse et de l’Espagne «fasciste», toutes deux considérées d’un oeil sévère après 1945. C’est, on l’a vu, l’intégration dans le camp occidental de la guerre froide qui lèvera cette hypothèque et rendra l’Espagne franquiste salonfähig. Quant aux autorités suisses de l’après-guerre, elles se caractérisent à la fois, paradoxalement, et par leur suivisme envers les prises de position des Etats dominants face à l’Espagne, et par leur fidélité à leur anticommunisme des années 30: celui-ci entraîne une surveillance quasi inquisitoriale de la «spanische Agitation» des années 60.

L’ouvrage de S. Farré suscite quelques remarques critiques. Nous déplorons par exemple qu’un problème n’ait pas été abordé: celui des enseignements militaires tirés par l’armée suisse du conflit espagnol, enseignements souvent erronés d’ailleurs (scepticisme envers l’arme blindée, priorité à la défensive): nous renvoyons aux nombreux articles dans la presse militaire helvétique ainsi qu’aux travaux de Nic Ulmi et Antoine Fleury. Avec l’auteur lui-même, qui s’en explique par la situation des Archives espagnoles, nous constatons une certaine disproportion entre la partie consacrée à la période de la guerre civile et de la Deuxième Guerre mondiale d’une part (chap. 1–14), et celle qui couvre trente années de franquisme d’autre part (chap. 15–18). Sur le plan formel, on regrettera – pour les lecteurs non germanophones – que les citations en allemand n’aient pas été traduites, à l’instar de celles en espagnol. On eût souhaité aussi – autre travers fréquent des travaux académiques – que l’importance des notes infrapaginales soit quelque peu réduite: la lecture d’un «sous-texte» secondaire rompt en effet le rythme de la lecture du texte proprement dit.

Mais au total, S. Farré livre ici une étude des relations hispano-suisses sinon exhaustive, du moins très riche. Maîtrisant l’abondante littérature couvrant déjà plusieurs des sujets qu’il traite, il a apporté à la problématique Suisse–Espagne une contribution originale, surtout sur les plans économique et diplomatique.

Citation:
Pierre Jeanneret: Compte rendu de: Sébastien Farré: La Suisse et l’Espagne de Franco. De la guerre civile à la mort du dictateur (1936–1975). Lausanne, Antipodes, 2006. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 57 Nr. 3, 2007, pages 368-371.

Redaktion
Veröffentlicht am
17.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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